Voyage in the dark – Jean Rhys (1934)

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Anna Morgan a dix-huit ans, et a quitté son île natale des Caraïbes deux ans auparavant pour venir s’installer à Londres avec sa belle-mère. Son père est décédé, la propriété familiale a été vendue, il ne reste rien de l’enfance chatoyante d’Anna, qui devient dès lors son paradis perdu. Désormais résidente d’une ville et d’un pays qu’elle n’aime pas, courant les cachets de chanteuse de revue et de music-hall, vivotant grâce aux billets que différents « protecteurs » glissent dans son sac à main après une soirée ou une nuit en sa compagnie, Anna habite un quotidien dont elle se sent étrangère.

Elle est littéralement la figure de « l’outsider », l’Autre exotique, britannique de fait sans l’être totalement culturellement, n’ayant à la bouche que les souvenirs éclatants et douloureux d’une enfance passée dans la nature, parmi des gens de couleur, parmi différentes langues, dans un décor sauvage et idyllique.

Pourtant, elle n’était pas tout à fait chez elle là-bas non plus. Trop blanche, trop britannique. Le poids de l’esclavage pèse sur sa famille, créole depuis plusieurs générations. La domestique noire, qu’Anna aime tant et à laquelle elle a toujours voulu ressembler, la méprise.

A Londres, alors que la couleur de sa peau n’est plus un obstacle à l’intégration parmi les locaux, les choses ne sont guère mieux. Les femmes sont toutes des rivales, dans cette société où l’on ne survit que si l’on est jolie et attirante. Dans le monde du spectacle, les mesquineries sont légion, les amitiés durent le temps d’un déjeuner de soleil…Et toujours, tout le temps, partout, ce gris, ce froid, cette tristesse.

Lorsqu’elle fait la connaissance de Walter, un homme plus âgé qu’elle, Anna se croit sortie d’affaires. Il est bon, attentionné, il la gâte. Mais comme tous les hommes fascinés par les chanteuses de music-hall, Walter est marié, et ne tarde pas à abandonner Anna à son triste sort. Anna commence (continue?) son « voyage dans les ténèbres »: les hommes viennent et vont, ses logeuses crient au scandale et menacent de l’expulser, l’argent se fait rare, Anna ne prend même plus la peine de se lever le matin. Un jour, elle réalise qu’elle est enceinte, ne sait pas vraiment qui est le père. Walter accepte de financer un avortement illégal: est-ce de la sollicitude ou de la lâcheté?

L’expérience est traumatisante, et pourtant, après, rien n’a changé. Il faut toujours survivre, se lever, trouver des hommes qui l’entretiendront, espérer le changement sans jamais oser rêver d’un « mieux », regretter ce « là-bas » perdu à jamais…

Ce roman est sombre, triste, désespéré. La figure de l’exilée, de la marginale est absolument tragique et magnifiquement dépeinte par Jean Rhys. Oscillant entre folie et résignation, Anna incarne la femme prisonnière de son statut dans une société où les jeunes femmes ne sont que des accessoires, sans personnalité, sans émotions. C’est la deuxième fois que je lis ce court roman, et, encore une fois, je suis touchée par l’appel à l’aide muet du personnage principal, par ce quotidien terne et sans espoir, par cette vie sans but et sans intérêt.

(Titre français: Voyage dans les ténèbres)

Lu dans le cadre du challenge « Lire avec Geneviève Brisac« .

13 réflexions sur “Voyage in the dark – Jean Rhys (1934)

  1. Que ça fait plaisir une blogueuse qui lit en anglais 🙂 Ce roman, que je ne connaissais pas, me tpuche et m’interpelle. Je le lirai sans doute, bien que sombre!

    • Ah oui oui! Quelques uns des romans de Jean Rhys sont basés en partie sur sa vie, en tout cas ceux qui dépeignent la vie de mannequins / chanteuses / modèles tachant de survivre à Londres. Et elle a elle aussi quitté les Caraïbes à 16 ans pour venir habiter à Londres.
      Un autre de ses romans, non autobiographique cette fois-ci, Wide Sargasso Sea, est un pur chef d’oeuvre. C’est un prequel imaginaire à Jane Eyre, qui imagine la vie de Bertha Mason, la créole folle enfermée au grenier, avant qu’elle ne soit ramenée en Angleterre par Rochester. Je te le conseille vivement, c’est un roman fabuleux.

  2. Ce conseil en commentaire me fait plaisir : j’ai emprunté « La prisonnière des Sargasses » à la bibliothèque le week-end dernier. J’ai dû le réserver d’ailleurs car il était sorti. Je ne pensais pas que Jean Rhys était aussi lue. En tout cas, je me réjouis de la découvrir avec ce titre.

    • Tu as très bien fait! C’est un roman absolument incroyable! C’est drôle car d’ordinaire, Jean Rhys n’est pas vraiment beaucoup lue. Il doit y avoir un fan ou un grand curieux dans ta bibliothèque! Bonne lecture à toi!

  3. Je pense que des femmes qui ne pouvaient pas se couler dans le moule sont mortes de désespoir ou de tristesse. Quand j’étais enfant à la campagne, j’ai vu cela, des femmes qui littéralement « s’éteignaient » parce que le r^le qu’elle devait jouer, le mépris dont elles étaient l’objet, les minaient, les détruisaient. Et petite fille, cette misogynie me faisait le même effet. Jean Rhys dépeint tout cela je crois, ce sentiment. L’écriture lui a permis de survivre, d’acquérir une identité. Quand on entend à la radio un commentateur sportif refuser de répondre à une femme parce qu’elle est femme et dire en commentaire « qu’elles retournent à leur casserole ! », c’est le même mépris que beaucoup de femmes prennent de plein fouet, et je ne suis pas sûre que cela n’ait pas un réel impact sur le psychisme et la personnalité.

    • C’est effrayant, ce que tu racontes au début de ton commentaire…Mais cela ne m’étonne guère car comme tu le dis, la place de la femme reste tout de même très archaïque, même dans les sociétés les plus « avancées » (terme polémique, j’en ai conscience). Jean Rhys le montre bien, en mettant en scène des femmes coincées entre deux statuts, la potiche qui fait des enfants et gère le ménage, et la femme émancipée qui s’assume. Et aucun ne semble jamais vraiment mieux que l’autre…

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